Imaginez un pays où utiliser certaines lettres de l’alphabet pouvait vous conduire devant un tribunal. Cette réalité a existé en Turquie jusqu’en 2013, où les lettres Q, W et X étaient officiellement bannies de l’usage public. Cette interdiction, loin d’être une simple curiosité linguistique, révèle les tensions identitaires et politiques qui ont façonné l’histoire moderne de ce pays à cheval entre l’Europe et l’Asie.
Une affaire judiciaire révélatrice d’une politique linguistique controversée
En 2007, un événement apparemment anodin a mis en lumière cette situation surprenante. Le maire d’une petite ville du sud-est de la Turquie s’est retrouvé poursuivi en justice pour avoir utilisé des lettres illégales dans des cartes de vœux distribuées à l’occasion du Nowruz (le Nouvel An persan). Son crime ? Avoir écrit ce mot traditionnel avec un « w » au lieu du « v » prescrit par la loi turque.
Cette affaire n’était pas isolée. En 2009, le maire d’une municipalité de la province de Batman a été condamné à une amende pour avoir utilisé la lettre « w » dans des invitations officielles. Des journaux comme Özgür Gündem ont fait l’objet de poursuites judiciaires en 2007 simplement pour avoir imprimé des noms propres contenant cette lettre interdite.
Cette anecdote, qui pourrait prêter à sourire, illustre en réalité une politique linguistique mise en place depuis près d’un siècle. Avez-vous déjà imaginé qu’une simple lettre puisse devenir un symbole de résistance culturelle ? C’est pourtant exactement ce qui s’est produit dans ce pays aux multiples influences.
« Cette interdiction n’était pas qu’une question d’orthographe, mais un véritable outil politique visant à limiter l’expression des minorités, particulièrement celle des Kurdes », explique l’experte Yasmine Seale dans un article de la London Review of Books.
La réforme de l’alphabet turc : modernisation ou instrument d’oppression ?
Pour comprendre cette situation, il faut remonter au 1er novembre 1928. Cette date marque l’adoption officielle de la Loi n°1353 sur l’adoption et l’application du nouvel alphabet turc. Sous l’impulsion de Mustafa Kemal Atatürk, la jeune République turque abandonne l’alphabet arabo-persan au profit d’un alphabet latin adapté.
La transition fut rapide et radicale : l’administration publique disposait de seulement 3 à 5 mois pour s’adapter. La Dil Encümeni (Commission linguistique), créée en juin 1928, avait préparé cette réforme dans un temps record.
Les résultats furent spectaculaires en matière d’alphabétisation : d’environ 10% avant la réforme, le taux passa à 20% en 1930, puis à 67% vers 1950. Une réussite indéniable sur le plan éducatif.
Les objectifs officiels étaient multiples : faciliter l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, augmenter le taux d’alphabétisation, et réduire les coûts d’impression. Des intentions louables, certes, mais qui dissimulaient également une volonté politique plus complexe.
Le nouvel « alphabet de Turquie » comportait 29 lettres, mais excluait délibérément les lettres Q, W et X. Un détail qui n’en était pas un, puisque ces caractères sont essentiels à l’écriture de la langue kurde. Comment percevez-vous cette décision aujourd’hui ? Simple standardisation linguistique ou tentative d’effacement culturel ?
L’historien Geoffrey Lewis, dans son ouvrage « The Turkish Language Reform: A Catastrophic Success« , souligne que cette réforme s’inscrivait dans un projet nationaliste plus large : « La transformation de l’alphabet n’était pas simplement technique, elle visait à couper les Turcs de leur passé ottoman et à forger une nouvelle identité nationale homogène« .
Une discrimination linguistique aux conséquences profondes
Cette politique linguistique a eu des répercussions considérables sur la communauté kurde. Jusqu’aux années 1990, parler kurde en public était même passible de sanctions pénales. Imaginez-vous être dans l’impossibilité d’utiliser votre langue maternelle pour les documents officiels, l’éducation ou les médias ?
En 1967, l’importation de disques et cassettes en langue kurde fut interdite. Puis, suite au coup d’État militaire de 1980, l’usage public du kurde fut totalement prohibé par le décret n°2932. Même si cette interdiction fut officiellement levée en 1991, les lettres Q, W et X restèrent proscrites.
Pour les quelque 15 millions de Kurdes vivant en Turquie, cette interdiction dépassait largement le cadre linguistique pour devenir un véritable enjeu identitaire. Les prénoms kurdes contenant ces lettres étaient refusés à l’état civil – impossible d’enregistrer officiellement des prénoms comme « Xezal » (gazelle en kurde). Les publications devaient transcrire phonétiquement les mots kurdes avec l’alphabet turc, dénaturant souvent leur prononciation et leur sens.
L’anthropologue Martin van Bruinessen raconte : « J’ai rencontré des familles qui avaient dû inventer des versions ‘turquisées’ de leurs noms traditionnels pour l’état civil. Une femme nommée Xezal était enregistrée comme ‘Hezal’, ce qui n’avait aucun sens dans les deux langues« .
Un enfant kurde devait ainsi apprendre à écrire dans une langue qui ne permettait pas d’exprimer correctement ses origines. Les formulaires administratifs étaient rejetés s’ils contenaient ces lettres interdites. Cette situation a contribué à alimenter des tensions qui perdurent encore aujourd’hui dans certaines régions du pays.
Une application inégale révélatrice de contradictions
L’un des aspects les plus frappants de cette interdiction résidait dans son application à géométrie variable. Alors que les Kurdes se voyaient strictement interdire l’usage de ces lettres dans les documents officiels, les rues d’Istanbul et d’Ankara regorgeaient de panneaux publicitaires et d’enseignes commerciales utilisant librement ces caractères pour des marques internationales.
Dalia Mortada, journaliste pour PRI (Public Radio International), a parfaitement résumé cette contradiction : « Les Turcs ignoraient complètement cette interdiction lorsqu’il s’agissait de mots étrangers, créant une situation profondément injuste et incohérente ».
Un café pouvait ainsi s’appeler « Starbucks » sans problème, tandis qu’un journal kurde utilisant la lettre « w » risquait la fermeture. Cette application sélective n’illustre-t-elle pas parfaitement l’instrumentalisation politique d’une règle linguistique ?
Le journaliste Ragip Duran raconte une anecdote révélatrice : « Dans les années 1990, j’ai vu un panneau ‘Taxi’ avec un ‘x’ à côté d’un commissariat à Istanbul. À quelques kilomètres de là, un éditeur était poursuivi pour avoir publié un livre contenant cette même lettre dans un texte kurde. L’absurdité de la situation était flagrante« .
Dans les grandes villes, les panneaux touristiques indiquaient « taxi » avec un « x », alors même que cette lettre était officiellement bannie. Des marques comme « Xerox » ou « Maxwell » s’affichaient librement, témoignant du caractère arbitraire de cette interdiction.
La fin d’une interdiction anachronique
Il aura fallu attendre le 30 septembre 2013 pour que cette situation évolue. Dans le cadre d’un plan de démocratisation présenté par le Premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdoğan, l’utilisation des lettres Q, W et X a finalement été légalisée.
Cette décision s’inscrivait dans un contexte politique précis : des négociations étaient en cours entre le gouvernement turc et Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Ce « paquet de démocratisation » comprenait d’autres mesures significatives : l’autorisation de l’enseignement privé en kurde, la restitution des noms originaux à certains villages kurdes, et la suppression du serment nationaliste dans les écoles.
Après 85 ans d’interdiction, ces trois lettres pouvaient enfin être utilisées librement dans les documents officiels, les médias et l’éducation. Pour Gulten Kişanak, alors co-présidente du parti pro-kurde BDP (Parti pour la paix et la démocratie), « cette mesure arrivait avec plusieurs décennies de retard, mais constituait néanmoins une reconnaissance symbolique importante« .
Il est intéressant de noter que ces lettres n’ont pas été formellement intégrées à l’alphabet turc, qui compte toujours officiellement 29 lettres. Elles sont désormais « tolérées » plutôt qu’officiellement reconnues. Une nuance qui témoigne de la complexité persistante des questions linguistiques en Turquie.
Felicitas von Boeselager, observatrice de l’Union européenne, a commenté : « Cette légalisation, bien que tardive, représente une avancée significative pour les droits culturels des minorités en Turquie, mais reste insuffisante face aux défis que rencontrent encore les communautés kurdes« .
L’impact concret sur la vie quotidienne et l’expression culturelle
L’interdiction des lettres Q, W et X a eu des conséquences bien réelles sur la vie quotidienne des Kurdes et sur leur expression culturelle. Avant 2013, un parent souhaitant donner à son enfant un prénom traditionnel kurde comme « Welat » (patrie) ou « Xwîn » (sang) se voyait systématiquement refusé à l’état civil.
Les municipalités à majorité kurde ne pouvaient pas installer de panneaux bilingues. Le simple fait d’écrire une lettre administrative en utilisant un nom de famille contenant l’une des lettres interdites pouvait entraîner son rejet par l’administration.
Ahmet Türk, ancien maire de Mardin, raconte : « Nous avions dû créer des systèmes parallèles – l’identité officielle et l’identité réelle. Quand j’étais enfant, ma grand-mère m’appelait par mon vrai prénom kurde à la maison, mais j’utilisais un autre nom à l’école. Cette double identité était une réalité pour des millions de Kurdes« .
Pour les écrivains et poètes kurdes, l’interdiction représentait un obstacle majeur à la diffusion de leurs œuvres. Mehmed Uzun, l’un des plus grands romanciers kurdes, a dû s’exiler en Suède pour pouvoir publier librement. Il expliquait : « Écrire en kurde sans les lettres Q, W et X, c’est comme peindre sans utiliser certaines couleurs fondamentales – vous pouvez le faire, mais l’œuvre sera dénaturée« .
Les musiciens étaient également touchés. Les pochettes de disques et de cassettes devaient être réimprimées pour le marché turc, remplaçant les caractères interdits. Şivan Perwer, célèbre chanteur kurde, voyait systématiquement son nom transcrit en « Şivan Peruer » – une déformation qui affectait son identité artistique.
L’évolution post-2013 : progrès et défis persistants
Depuis la légalisation des lettres Q, W et X en 2013, la situation a considérablement évolué. Le nombre de publications périodiques en kurde est passé d’à peine 5 en 2012 à environ 83 en 2022. Plusieurs universités, notamment à Mardin et Diyarbakır, ont créé des départements de langue kurde.
La chaîne publique TRT Kurdî, lancée en 2009, utilise désormais librement ces lettres, bien que certains termes politiquement sensibles restent soumis à des restrictions. Les différents dialectes kurdes (Kurmandji, Sorani, Zazaki) bénéficient d’une reconnaissance variable.
Reşit Çelik, professeur de linguistique à l’Université de Diyarbakır, observe : « La levée de l’interdiction a permis une véritable renaissance culturelle. Des milliers de jeunes Kurdes apprennent aujourd’hui à écrire correctement leur langue. Mais nous sommes encore loin d’une véritable égalité linguistique. L’enseignement du kurde reste absent du système scolaire public« .
L’usage des lettres autrefois interdites reste parfois perçu comme un acte politique dans certaines régions. Un simple panneau commercial utilisant la lettre « X » peut encore susciter des tensions dans des zones politiquement sensibles.
Le libraire Murat Özyaşar à Diyarbakır témoigne : « Après 2013, nous avons enfin pu afficher les titres des livres avec leur orthographe correcte. Le jour où j’ai installé ma nouvelle enseigne avec un ‘X’, des clients âgés sont venus prendre des photos – pour eux, c’était historique. Ils avaient vécu toute leur vie sans pouvoir voir leur langue écrite correctement en public« .
Un parallèle avec d’autres répressions linguistiques dans le monde
L’histoire de l’interdiction des lettres Q, W et X en Turquie fait écho à d’autres situations de répression linguistique à travers le monde. En Espagne, sous la dictature de Franco (1939-1975), l’usage public du catalan, du basque et du galicien était sévèrement restreint.
En France même, la politique linguistique a longtemps été répressive envers les langues régionales. L’historien Philippe Martel rappelle qu’au XIXe siècle, « les enfants surpris à parler occitan ou breton à l’école pouvaient être punis physiquement ou humiliés par le port d’un ‘signal’, objet stigmatisant« .
La linguiste Yadé Kara établit un parallèle : « Dans presque tous les cas de répression linguistique, on retrouve la même logique – l’État utilise la langue comme un outil d’homogénéisation nationale. Ce qui est frappant dans le cas turc, c’est l’interdiction ciblée de lettres spécifiques, une méthode particulièrement insidieuse« .
Au Pays de Galles, l’usage du gallois fut découragé par les autorités britanniques jusqu’au milieu du XXe siècle. Aujourd’hui, le pays mène une politique active de revitalisation linguistique. Ce modèle pourrait-il inspirer la Turquie moderne ?
Mesut Yeğen, sociologue spécialiste de la question kurde, observe : « Les expériences internationales montrent que la reconnaissance des droits linguistiques est un facteur de paix sociale. Les pays qui ont su valoriser leur diversité linguistique en ont tiré une richesse culturelle immense« .
Une leçon universelle sur les droits linguistiques
L’histoire de l’interdiction des lettres Q, W et X en Turquie nous rappelle que les droits linguistiques font partie intégrante des droits fondamentaux. À travers le monde, de nombreuses minorités continuent de lutter pour préserver leur patrimoine linguistique face à des politiques d’homogénéisation.
En France, nous avons connu des situations similaires avec l’interdiction historique des langues régionales dans l’éducation. Pensez aux locuteurs du breton, du basque ou de l’occitan qui, pendant des décennies, ont vu leur langue maternelle reléguée au rang de « patois » et exclue de l’espace public.
Cette histoire turque résonne donc de manière universelle. Elle nous invite à réfléchir à la place que nous accordons à la diversité linguistique dans nos sociétés. Car derrière chaque lettre interdite, c’est une partie de l’identité et de la culture d’un peuple qui est menacée.
Le linguiste Claude Hagège nous rappelle que « chaque langue contient une vision unique du monde. Quand on empêche une communauté d’utiliser pleinement sa langue, on la prive d’une partie de sa façon de penser et de concevoir la réalité« .
La poétesse kurde Bejan Matur exprime cette réalité avec émotion : « Notre langue était comme un oiseau auquel on aurait coupé quelques plumes – elle pouvait encore voler, mais pas librement, pas complètement. En 2013, ces plumes ont commencé à repousser, mais l’oiseau apprend encore à voler« .
L’histoire des lettres interdites en Turquie nous enseigne finalement que les alphabets ne sont jamais neutres. Ils portent en eux des choix politiques, des visions de la société, des conceptions de l’identité nationale. Une simple lettre peut devenir le symbole d’une résistance culturelle ou d’une oppression étatique.
L’interdiction des lettres en Turquie n’était pas qu’une curiosité alphabétique – elle révèle comment l’écriture peut devenir un champ de bataille politique où se jouent des questions fondamentales d’identité nationale et de droits des minorités.
Quand une simple lettre peut vous conduire devant un tribunal, c’est toute notre conception de la liberté d’expression qui est questionnée. N’est-ce pas là une leçon essentielle pour toutes les démocraties ?
A retenir
- Cette réalité a existé en Turquie jusqu’en 2013, où les lettres Q, W et X étaient officiellement bannies de l’usage public.
- Le maire d’une petite ville du sud-est de la Turquie s’est retrouvé poursuivi en justice pour avoir utilisé des lettres illégales dans des cartes de vœux distribuées à l’occasion du Nowruz (le Nouvel An persan).
- En 2009, le maire d’une municipalité de la province de Batman a été condamné à une amende pour avoir utilisé la lettre « w » dans des invitations officielles.